La complexité du réel

Perspectives: Allemagne


Le travail interreligieux à Berlin

Ceux qui pratiquent d’autres religions [que la nôtre] sont souvent considérés comme ‘différents’ ; mais lorsque l’on vit à Berlin (Allemagne), cela ne sonne pas juste. Bien sûr, ‘leur’ vie ‘nous’ semble un peu étrange : ils se rassemblent autour d’histoires différentes, de chants différents et souvent un autre jour que le dimanche, notre jour de culte. Pourtant, vivant dans cette ville – comme dans de nombreux endroits dans le monde – ces ‘étrangers’ sont trop proches, les rencontres et les relations malgré ces différences, sont trop quotidiennes pour que cette étrangeté persiste.

Ce n’est pas toujours facile. Notre vieux quartier de Neukoelln constitue un microcosme de cette convivialité avec toute son ambiguïté.

Passé et présent

On peut constater cette ambiguïté lorsqu’on se promène autour de notre pâté de maisons. On passe devant des magasins et des restaurants gérés par des migrants qui survivent toujours malgré la gentrification en cours, et devant des cafés et des bars luxueux désireux de les supplanter. On retrouve cette ambiguïté lorsque l’on passe devant une mosquée impressionnante et un temple hindou aux couleurs vives, ou devant une ancienne synagogue, un sombre rappel des juifs qui vivaient autrefois dans cette ville.

Dans ce lieu, l’espoir de vivre ensemble maintenant est hanté par la souffrance du passé, qui n’est jamais vraiment passée. Sur la façade de nombreuses maisons de Berlin, se trouvent des Stolpersteine : des plaques métalliques commémoratives qui signalent que ses habitants ont été assassinés par le régime nazi.

Ê côté du temple hindou, on trouve le Neue Welt, un lieu de rassemblement autrefois fréquenté par des ouvriers qui s’y retrouvaient pour organiser la résistance à la Première Guerre Mondiale.

Le bâtiment principal de la mosquée Şehitlik est récent, mais la présence musulmane est antérieure à l’État allemand. La mosquée fait encore régulièrement l’objet d’attaques xénophobes. Elle a été bâtie tout près de l’aéroport de Tempelhof, construit par le régime National-Socialiste, qui est devenu un lieu de réconfort pour un Berlin-Ouest isolé pendant la guerre froide. C’est maintenant un grand espace vert où les gens font voler des cerfs-volants, cultivent des légumes ou jouent au football. Des réfugiés vivent dans l’ancien terminal.

C’est une ville à la fois ancienne et nouvelle, vibrante d’espoir et perpétuellement en deuil. Ici, tout me rappelle que les frontières érigées et les histoires racontées pour séparer ‘notre’ groupe du ‘leur’, ceux qui font partie de [notre groupe] de ceux qui n’en font pas partie, peuvent avoir des conséquences mortelles.

Une vie nouvelle à partir d’une histoire tragique

Pendant des années, c’est là que le Centre mennonite pour la Paix de Berlin a fait son travail, guidé simplement par la question du sens que pourrait avoir le Royaume de Dieu dans un tel endroit. Très tôt, il est devenu évident qu’il fallait créer des espaces de rencontre et d’amitié interreligieuses. Et en faisant connaissance de militants, de responsables religieux et de travailleurs sociaux, nous nous sommes émerveillés de la nouveauté imprévue d’une vie qui ne cesse d’émerger de notre travail commun au sein de l’histoire tragique de cette ville.

Lorsque nous travaillons pour la paix, nous le faisons toujours dans le contexte de ce qui précède. Il n’y a jamais de vrai nouveau départ. L’ ‘autre’ (religieux) ne peut jamais être abordé simplement comme ‘autre’ sans avoir conscience de la confusion historique des emprunts, de la solidarité et de la violence de notre histoire commune.

On croit souvent que soit toutes (ou presque toutes) les convictions religieuses sont semblables, ou qu’elles sont complètement différentes. Cependant, aucune de ces deux approches ne tient compte de la confusion et de l’ambiguïté historiques et contemporaines de la vie réelle.

Écouter et témoigner

Dans notre groupe de dialogue entre chrétiens et musulmans à Neukoelln, nous avons pris l’habitude d’écouter et de témoigner, permettant au témoignage de l’autre de nous interpeller quant à notre propre foi.

Ce faisant, nous avons rapidement constaté que nos chemins étaient loin d’avoir les mêmes fondements. Il y a trop de différences : nos histoires, nos traditions et nos rencontres avec Dieu sont trop particulières, trop individuelles.

Pourtant, cette particularité n’a pas freiné nos conversations, elle les a rendues plus vivantes. Mon appréciation personnelle pour la Trinité et l’Incarnation – mais aussi ma fascination pour le rabbin Jésus et son chemin de paix – se sont approfondies, elles ont été remises en question par le témoignage de mes amis musulmans.

Mais alors que nous mangions ensemble et parlions de notre foi, de notre vie et de nos communautés, la conviction d’une nette différence a commencé à vaciller. Nous avons réalisé que ni les chrétiens ni les musulmans ne formaient un groupe homogène : nous sommes souvent en désaccord plus profond avec nos ‘semblables’ qu’avec les ‘autres’.

Entre nous, des liens se sont créés ; on ne peut pas vraiment dire que c’est un accord ou que nous avons beaucoup de choses en commun, mais c’est plus qu’un simple respect dans la différence : une relation, une communauté. Peut-être que ce que nous vivons n’est pas si loin de cet étrange Royaume composé d’étrangers et d’invités inattendus (Luc 14/15-24) auquel Jésus de Nazareth nous appelle.

Marius van Hoogstraten—Marius van Hoogstraten est pasteur de la paroisse mennonite de Hambourg. Il a travaillé avec le Centre Mennonite pour la Paix de Berlin de 2011 à 2016.
Pour en savoir plus :
www.menno-friedenszentrum.de


Cet article est paru pour la première fois dans le numéro d’avril 2021 de Courier/Correo/Courrier.

S’abonner à Courrier version papier ou numérique