Dimanche matin
Ruth est le seul livre du canon biblique dont le titre est le nom d’une femme étrangère. Le livre est centré sur Ruth, une Moabite, et sa belle-mère, Naomi, qui retournent au pays de Juda. Différentes calamités, le déplacement forcé, la stérilité, la mort et la survie figurent dans les cinq premiers versets de ce livre. Il s’ouvre sur la famine à Bethléem, crise qui oblige Naomi, son mari Elimélek et leurs fils à migrer vers Moab. Ensuite, les fils de Naomi prennent des femmes moabites. Selon le récit, les trois hommes de la famille meurent dans ce pays étranger. Trois femmes survivent : une mère israélite et deux belles-filles moabites.
Aujourd’hui, notre famille anabaptiste mondiale est aussi confrontée à ces difficultés. La pandémie de COVID-19 nous a obligés à reporter l’Assemblée indonésienne de la CMM. Ces deux dernières années, nous avons été témoins de l’horreur de tous ces morts à cause du virus qui fait rage, une horreur dont nous ne voyons pas la fin à ce jour. Chaque jour, on nous annonçait davantage de morts au plus fort de la pandémie. Bien sûr, nous avons de bons vaccins, mais le problème n’est pas résolu. De nouvelles épidémies se produisent encore dans différents pays, et celles-ci ont entraîné des pénuries de nourriture, et les besoins quotidiens ne sont plus satisfaits. Le virus nous a séparés de nos proches et nous a isolés les uns des autres.
Dans le livre de Ruth, trois femmes vulnérables et privées de leurs droits arrivent à la frontière de terres étrangères, entre Moab et Israël. Moab est toujours une terre étrangère pour Naomi, et elle décide donc de rentrer chez elle à Bethléem. Mais le pays de Juda est un pays étranger pour Orpa et Ruth. Ces veuves sans enfants ne peuvent pas savoir si elles trouveront un lieu sûr ou un foyer dans un nouveau pays.
Naomi exhorte ses belles-filles à ne pas la suivre à Bethléem. Elles doivent retourner dans leur patrie pour trouver des maris. Orpah cède à Naomi et dit au revoir à sa belle-mère. Mais Ruth persiste à vouloir suivre Naomi partout où elle ira.
Naomi, Orpa et Ruth, c’est nous. Aujourd’hui, de nombreuses personnes vivent comme ces veuves vulnérables. Ce livre est riche en descriptions des problèmes que connaît notre famille anabaptiste : les femmes et les enfants qui vivent avec le traumatisme de la violence domestique, les effets désastreux du changement climatique, les hostilités envers les immigrants, l’injustice envers les personnes handicapées et les minorités de genre et les conséquences du colonialisme. Alors que nous concluons l’Assemblée Indonésie 2022, nous nous préparons à quitter l’île de Java. Mais où retournerons-nous ?
Le retour de Naomi avec sa belle-fille Ruth n’est pas seulement le récit de la survie de deux femmes sans importance. En effet, C’est sans doute l’une des plus belles histoires de réconciliation de l’histoire humaine. Dans la Bible, l’histoire de Moab et des Moabites est pleine de scandales et de tromperies. Pour les Israélites, les Moabites étaient des païens hostiles et il leur était donc interdit de participer aux rassemblements religieux d’Israël, même pour la dixième génération. Dans les livres d’Esdras et de Néhémie, on voit que des épouses étrangères pouvaient être expulsées du peuple israélite.
Le livre de Ruth narre cependant une histoire différente. La bibliste Eunny P. Lee est d’avis que ce livre offre ‘une vision alternative d’une communauté bienveillante’. Moab est ainsi ‘un espace théologiquement évocateur, la frontière de la terre promise’, un espace liminal où ‘se déroulent les négociations culturelles et la (re)construction identitaire’. Pour Naomi, retourner dans son lieu d’origine est une négociation d’identité et de destin. Avec sa belle-fille Ruth, une veuve stérile de Moab, le défi est plus difficile. L’engagement de Ruth à suivre Naomi montre un profond courage pour briser les frontières de l’ethnicité et de la race, de la nationalité, de la religion et de l’âge. On ne peut se réconcilier si l’on ne s’engage pas à franchir des frontières.
L’engagement de Ruth envers sa bellemère est dépeint de manière étonnante : Ruth s’attache à Naomi (1:15). Le verbe hébreu (dâvaq) exprime le très profond attachement de Ruth. Le même mot peut être trouvé dans Genèse 2:24 pour décrire l’union d’un homme avec une femme dans le mariage. En quittant son père et sa mère, le mari s’attache à sa femme et les deux deviennent une seule chair. Ruth choisit ainsi d’être « une seule chair » avec sa bellemère plutôt qu’avec sa famille d’origine. En s’aventurant sur une terre étrangère et auprès d’un peuple inconnu, Ruth refuse le statut de femme sans importance fondé sur la définition patriarcale hétérosexiste de la famille et de la procréation.
Mais il y a plus dans cette histoire. Ce lien non conventionnel entre deux femmes lie une belle-mère et une belle-fille, une relation souvent chargée de tension et de rivalité dans de nombreuses cultures. Dans certaines cultures asiatiques, cette relation peut être tout-à-fait oppressante. Les premiers mots de Ruth démontrent son caractère indépendant : une femme marginalisée qui fait preuve de fidélité et de solidarité avec une autre femme. Si nous pratiquons la fidélité et la solidarité entre nous, la graine de la réconciliation a été plantée.
Alors que nous touchons à la fin de notre Assemblée Indonésie 2022, quelle direction notre famille anabaptiste mondiale va-t-elle prendre ?
Oui, nous devons suivre Jésus au-delà des barrières créées par les structures humaines qui nous séparent de notre prochain. Je me souviens d’un événement lorsque j’étais adolescent, quand j’ai été appelé au ministère de la Parole. En 1993, David W. Shenk de Eastern Mennonite Mission a visité mon assemblée locale GKMI de Kudus et il a dit que dans le passé, le christianisme s’est répandu d’Ouest en Est. Aujourd’hui, la mission a changé de direction. L’Occident, a déclaré David Shenk, a également besoin de missionnaires venant de l’Est, brisant ainsi les barrières entre l’Ouest et l’Est.
L’ancien paradigme de la mission chrétienne, centré sur l’évangélisation et l’implantation d’églises, ne peut suffire. Répandre l’évangile ne doit pas simplement signifier offrir la bonne nouvelle aux/pour les non-croyants. Le but de la mission chrétienne doit être de vivre pleinement dans une nouvelle famille, une parenté dans laquelle la présence aimante de Dieu peut être expérimentée en son sein, parmi tous et avec tous. Dans les évangiles, cela s’appelle le Royaume de Dieu. En effet, en Christ, nous trouvons de nouveaux frères et sœurs dans le monde entier. Nous sommes tous aimés du Seigneur et, comme le dit le pasteur Saptojo Adi de la GITJ dans un hymne : nous nous réunissons « que nous venions de l’Ouest ou de l’Est ». Ainsi, vivre dans une nouvelle famille doit nous encourager à réexaminer notre ministère. Le ministère doit consister à s’engager à vivre la Bonne Nouvelle avec ceux qui sont en marge du pouvoir.
Aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement appelés à célébrer notre foi ensemble, mais à démanteler les profonces répercussions du colonialisme occidental, résultant de la doctrine de la découverte des Amériques, de l’imposition de l’esclavage aux peuples d’Afrique et des génocides des peuples autochtones. Aujourd’hui, dans de nombreuses régions du monde la migration vers des terres étrangères persiste à cause du changement climatique, de la guerre et de la pauvreté. Ces immigrants sont vulnérables dans leur nouvel environnement. Ils sont souvent confrontés à l’intolérance et à une hostilité révoltante de la part du pays d’accueil, alors qu’ils tentent de s’assimiler à de nouveaux contextes et cultures. Aujourd’hui, nous sommes interpellés par des jeunes qui se donnent la main pour sensibiliser le monde à la crise climatique. Au Kenya, dit la vice-présidente de la CMM, Rebecca Osiro, les jeunes des assemblées locales savent que la sauvegarde de la création doit commencer par eux.
Les femmes vivent encore de nos jours dans une société fortement patriarcale et sexiste. Alors que de vaillantes survivantes d’abus sexuels dénoncent la duplicité des chefs religieux, des stars du divertissement, des héros sportifs et des politiciens, nous sommes mis au défi d’élever la voix avec ces survivants. Nous devons revisiter notre condition de disciple au moyen de la ‘sagesse des femmes’ dans leur lutte quotidienne – ‘en la lucha’ (en luttant) comme le dit Elizabeth Soto Albrecht. « √Ä travers les yeux des femmes », écrit le théologien Darryl W. Stephens, « on nous rappelle que ce qui est personnel est politique, que la paix concerne aussi bien le foyer que la guerre, et que la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ne proclame pas la souffrance et la docilité, mais la libération et la justice.
Frères et sœurs en Christ, Tout en attendant avec impatience la prochaine Assemblée Mondiale en √âthiopie en 2027, continuons à suivre Jésus ensemble. Proclamons l’évangile de la paix libératrice, brisant les barrières et franchissant les frontières établies par les puissances injustes pour nous isoler les uns des autres. Puissions-nous trouver un foyer où que nous conduise la lumière du Christ, un toit à partager avec ceux que le monde considère comme sans valeur. Amen.
‚ÄîNindyo Sasongko est chargé de cours à l’Université Fordham, théologien en résidence à la Manhattan Mennonite Fellowship et membre du groupe de travail de la CMM Creation Care. Originaire d’Indonésie, il a été pasteur à Gereja Muria Kristen Indonesia (GKMI).‚ÄØ