Redessiner nos relations de proximité

MWC member church Iglesia Evangélica Menonita del Perú hosted
“Celebrar, equipar, adorar” in Cusco, Peru 18-22 January 2025 to
mark 500 years of Anabaptism.

Dimanche de la Paix 2025 – Texte pour la prédication

Prédication Matthieu 22.34–40 

« Voisine », « Voisin ». C’est comme ça qu’on appelle certaines personnes de notre entourage à Bogotá (Colombie). Que ce soient les personnes qui vivent dans notre immeuble ou dans une maison proche de la nôtre, ou bien celles que nous croisons à l’épicerie ou dans d’autres espaces communs ou publics du quartier. Parfois il s’agit de quelqu’un que nous connaissons bien et parfois de quelqu’un dont nous ignorons même le prénom. Mais en l’appelant « voisine » ou « voisin », nous instaurons plus de convivialité. C’est une façon de réduire la distance entre nous, l’inconnu et même de réduire la possibilité du conflit qui peut naitre de la rencontre avec une autre personne. 

Voisin/voisine est un terme qui dénote la proximité. En anglais, c’est ce terme de voisin/voisine, neighbour, qui apparaît dans Matthieu 22.34–40. Alors qu’en espagnol et en français, c’est le terme « prochain » qui est couramment utilisé dans ce passage biblique. Bien que le mot « prochain » vienne du terme proximité, celui qui est proche ou à côté, il semble parfois trop abstrait ou déconnecté de notre vie quotidienne. Le mot « prochain » est couramment utilisé lorsque nous faisons référence à un passage biblique ou lorsque nous cherchons à rendre compte des implications éthiques de notre foi chrétienne, et non lorsque nous faisons référence à d’autres personnes de notre vie quotidienne. Que se passerait-il si nous mettions l’accent sur la proximité, la convivialité et le quotidien, induits par l’usage du mot voisin/voisine (comme c’est le cas à Bogotá) pour relire les implications de ce passage biblique ? 

Ce texte de Matthieu est très connu. À première vue, il semble très clair et catégorique. Et pourtant, on peut relever différents aspects de ce que dit Jésus. 

L’un des points forts du texte peut être de souligner l’interconnexion entre la dimension « verticale » et la dimension « horizontale » de la foi, entre l’amour de Dieu et l’amour des autres êtres humains, respectivement. Dans son commentaire biblique sur ce passage de Matthieu, Richard B. Gardner1 soutient que les principes présentés par Jésus ne sont pas nécessairement nouveaux. L’amour de Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit se trouve déjà dans Deutéronome 6.5. Quant à l’amour du prochain comme soi-même, on le retrouve dans Lévitique 19.186. Ce qui rend la réponse de Jésus si particulière, c’est l’interdépendance entre ces deux commandements. Il est impossible de séparer la dimension verticale de la dimension horizontale de notre foi. 

La réponse de Jésus dans Matthieu 22 peut également servir de clé de lecture biblique. Elle nous sert de prisme pour nous aider à discerner les textes, les lois et les commandements qui peuvent être contradictoires ou ambivalents. Gardner rapporte que, selon la tradition rabbinique datant du IIe siècle, la Torah contient environ 613 lois (365 interdictions et 248 commandements).3 Le fait que Jésus place l’amour de Dieu et du prochain comme les commandements les plus importants fait que toutes ces nombreuses lois et règles sont subordonnées ou doivent être lues à travers ce prisme de l’amour de Dieu et du prochain. 

Bien que cette lecture soit importante, ce passage de Matthieu 22.34–40 reste un texte dont l’interprétation n’est pas terminée. Notre monde nous oblige constamment à réinterpréter ce que signifie aimer Dieu et aimer son prochain. Cela est particulièrement vrai à une époque où l’urgence climatique, l’élection de gouvernements de droite, la résurgence des sentiments xénophobes, la violence dans nos sociétés, les guerres et les génocides dans notre monde sont devenus des réalités auxquelles nous devons faire face chaque jour. 


Désolé, voisine ! Désolé, voisin !  

Suivant la logique qui consiste à désigner les autres personnes comme voisins/voisines à Bogotá, il est courant d’utiliser l’expression « ¡ Qué pena vecina ! » (littéralement : j’ai honte, voisine !) lorsque nous voulons demander quelque chose, lorsque nous avons besoin de l’aide d’une autre personne ou pour nous excuser. 

Flooding in the streets of Piura, Peru, after a heavy rainfall. Climate
change calls on us to love our neighbours.
Inondations dans les rues de Piura, au Pérou, après de fortes pluies. Le changement climatique nous invite à aimer nos voisins. Photo : Henk Stenvers

Nous vivons dans un monde où nos relations de proximité et de voisinage ont été profondément perturbées et violentées. Nous sommes souvent complices de ces attaques. C’est pourquoi nous devons examiner attentivement comment nous avons transgressé nos relations de proximité, de « voisinage ». Peut-être devons-nous confesser : pardon voisine, pardon voisin

Nous vivons à une époque où il est devenu normal de se méfier de ceux qui nous entourent, soit parce qu’ils ont un passé différent, soit parce qu’ils sont migrants, déplacés ou marginalisés. Peu importe qu’ils vivent près de chez nous, qu’ils fassent partie de notre société ou qu’ils viennent d’un endroit, d’un pays ou d’une région voisine, nous ne le considérons pas comme des « voisins », mais comme des personnes « étrangères », « hostiles », voire comme des « ennemis » ou des « criminels ». De nombreuses guerres dans notre histoire et dans notre monde actuel ont été ou sont menées entre voisins. 

Notre proximité avec la nature a également été gravement affectée. Nous avons transformé des relations d’interdépendance en relations de domination et de contrôle. Nous considérons la nature simplement comme une « ressource » qui peut être exploitée et capitalisée. Le changement climatique est l’un des signes des dommages que nous avons causés et que nous continuons à causer en tant qu’êtres humains. Notre relation avec notre espace vital, avec la terre et les eaux, a été fatalement blessée. 

Pardon, chère voisine, pardon, cher voisin… 

Dans ce contexte conflictuel, la question posée par un expert de la loi à Jésus sur quel est le commandement le plus important semble prendre toute son importance. Comment trouver des repères et des points de référence dans notre foi pour faire face à ces distorsions ? Quelles sont les lois que nous devons respecter ? Que faire si, en tant qu’humanité, nous disposons de cadres juridiques tels que le droit international et les droits humains, mais que les gouvernements et les pouvoirs économiques et politiques décident de les ignorer en toute impunité ? Que faire si les mesures que nous prenons pour limiter notre impact sur l’environnement sont annulées par les gouvernements en place ? 

Comme à l’époque de Jésus, le dilemme ne réside pas seulement dans le fait qu’il existe des milliers de lois et de cadres éthiques de référence aujourd’hui. Le dilemme est exacerbé par l’existence de réalités d’oppression et de violence qui rendent encore plus urgente la nécessité de trouver des points de repère, de renouer avec les éléments centraux de notre foi afin de discerner comment agir. 


« Bonjour chère voisine », « bonjour cher voisin ». 

Lorsque je parle des particularités de Bogotá (Colombie) à des personnes qui n’y sont jamais allé, je pense souvent à la façon dont on salue les autres en disant « bonjour chère voisine » ou « bonjour cher voisin ». Il me faut généralement quelques minutes (et quelques exemples) pour expliquer à quoi cela ressemble et ce que cela signifie. Entre deux rires, je ne suis jamais sûr d’avoir bien expliqué l’utilisation des termes « voisine/voisin » pour désigner d’autres personnes, même si celles-ci ne vivent pas près de chez moi ! En relisant le passage biblique sur l’amour de Dieu et de ceux qui sont proches (racine du mot « prochain » en espagnol et en français), j’essaie de réfléchir consciemment à certaines nuances possibles de ce commandement lorsqu’il est lu à travers le terme voisine/voisin (racine du mot dans le texte en anglais) et à la façon dont nous l’utilisons dans notre quotidien à Bogotá. En ce sens, la réponse de Jésus est une invitation à repenser nos relations de proximité. 

Members of Comunidad Cristiana Menonita de Girardot, Colombia,
share bread with their neighbours – prójimo and vecino – on Pan y
Paz, “bread and peace Sunday.” Photo:
Les membres de la Comunidad Cristiana Menonita de Girardot, en Colombie, partagent du pain avec leurs prochains et leurs voisins lors du Pan y Paz, le
« dimanche du pain et de la paix ». Photo : Comunidad Cristiana Menonita de Girardot Colombie

Dans un monde où les barrières visibles et invisibles de ségrégation abondent, un monde où l’on est encouragés à utiliser les populations marginalisées comme boucs émissaires pour expliquer les problèmes d’une communauté ou d’un pays, dans un monde où l’on est incités à considérer l’autre comme un ennemi ; dans ce contexte, appeler quelqu’un voisin et interagir avec lui en tant que tel, avec la chaleur et l’intimité que cette expression dénote, est à contre-courant. C’est aller à l’encontre du statu quo. 

Appeler quelqu’un voisin ou voisine peut sembler superficiel, c’est peut-être juste un code social ou simplement une expression à laquelle nous sommes habitués à Bogotá. Et pourtant, en désignant une autre personne comme voisine, nous créons un lien de proximité. Un lien qui n’existait pas nécessairement auparavant. Il est alors plus difficile de la considérer comme une étrangère ou une ennemie. 

Les relations de distance ou de proximité avec les autres ne sont ni statiques ni rigides. Elles peuvent changer, et ce de manière surprenante. Même des personnes que l’on considère comme étrangères ou ennemies peuvent devenir voisines. La parabole du bon Samaritain (Luc 10.25–37), dans laquelle Jésus illustre qui est son prochain, en est un bon exemple. Les Samaritains et les Juifs n’entretenaient pas les meilleures relations à l’époque de Jésus. Et pourtant, Jésus identifie le Samaritain, qui était sûrement considéré comme un étranger (voire un ennemi), comme étant la meilleure illustration de son prochain.   

Je pense que la réponse de Jésus nous appelle justement à cela : à redessiner nos relations d’amour et de proximité. Il y a toujours d’autres personnes que nous pouvons considérer comme nos voisins et voisines. Si nous partons du principe que c’est dans l’amour de notre voisin(e) que notre amour pour Dieu se manifeste, nous devons toujours chercher à enrichir et à nourrir la façon dont nous vivons et exprimons cet amour. Aussi complexe que cela puisse être, chaque nouveau jour, chaque nouveau contexte et chaque nouvelle réalité dans lesquels nous vivons avec les autres est une nouvelle occasion de façonner et d’incarner cet amour pour Dieu. 


En quoi puis-je vous aider, chère voisine ? En quoi puis-je vous aider, cher voisin ? 

À Bogotá, il est courant que les vendeurs des commerces demandent « En quoi puis-je vous aider, chère voisine/cher voisin ? » aux personnes qui entrent dans le magasin ou qui semblent chercher quelque chose qu’elles ne trouvent pas. Ce qui m’interpelle dans cette question, ce n’est pas seulement le fait qu’ils nous appellent « voisin/voisine », mais aussi qu’ils nous proposent leur aide. Dans le monde dans lequel nous vivons, nous nous sentons parfois attristés de ce qui arrive à d’autres ailleurs, à ce qui arrive à nos voisines et voisins. Mais souvent aussi nous choisissions de compatir à leur situation à distance, tant que cela n’affecte pas notre propre confort. 

Si nous partons du principe que l’amour du prochain est l’espace dans lequel nous pouvons exprimer et concrétiser notre amour pour Dieu, l’invitation à aimer notre prochain est un appel à agir en solidarité, en discernant ce que nous pouvons faire et comment nous pouvons aider. L’amour du prochain n’est pas seulement une question de paroles, mais aussi d’actions. Il ne s’agit pas d’avoir toujours les réponses ou les solutions aux problèmes. Il ne s’agit pas non plus de décider à la place des autres ce qu’ils doivent faire. Agir dans la solidarité, c’est s’engager à marcher avec les autres, à les écouter et à discerner avec eux ce qu’il faut faire, au-delà d’un simple like sur une publication Instagram ou du partage d’une vidéo TikTok

Parfois, la solidarité peut s’exprimer à travers l’engagement militant ou la participation à des manifestations et des protestations non violentes. D’autres fois, elle peut s’exprimer en reconnaissant et en confrontant nos privilèges, et en devenant des alliés pour les communautés qui mènent d’autre luttes. Parfois aussi, la solidarité peut se traduire par la création d’espaces sûrs et d’espaces d’encouragement (brave spaces) pour affronter les différentes formes de violence subies par beaucoup. L’idée n’est pas de dresser une liste de toutes les formes de solidarité possibles. Ces exemples sont simplement des illustrations de comment la solidarité implique d’aller au-delà des mots ou de la sympathie. 

Être voisins implique également une série de responsabilités et d’attentions. Souvent, c’est précisément dans les relations de proximité que la violence se manifeste avec le plus d’acuité. On ne parle pas toujours de ces formes de violence. Et souvent, on fait taire les voix qui cherchent à les rendre explicites. La violence sexiste, la violence sexuelle, la violence dite « domestique », entre autres, montrent que la proximité en tant que telle n’est pas garante de relations saines ou équitables. Ce sont là des exemples de la manière dont le péché de la violence et les dommages profonds qu’elle cause peuvent s’exprimer dans les relations de proximité. Parler de l’amour du prochain comme expression de l’amour de Dieu nous rappelle l’incroyable responsabilité que nous avons envers l’épanouissement des autres. Ainsi, considérer l’autre comme un voisin n’est pas seulement une manière d’exprimer de la chaleur humaine, mais cela implique également de s’engager à être responsable de son bien-être et de prendre soin de lui. 

Une fois encore, c’est dans l’amour de notre voisine, voisin, de notre prochaine, prochain, que nous incarnons notre amour pour Dieu. 


Alors que nous commémorons cette année les 500 ans de l’anabaptisme, et que le thème retenu pour cet événement important est « Le courage d’aimer », il est essentiel de revenir sur ce que sont les implications et les responsabilités de l’amour de Dieu et du prochain aujourd’hui. Dans un monde où la mort et le désespoir semblent dominer, que la voix de Jésus nous rappelle ce qui doit être au centre de notre compréhension et de notre pratique de la foi.

Les délégués des YAB (représentants de leur conférence nationale membre) montrent leurs drapeaux à la fin de leurs réunions en Allemagne en mai 2025. Photo : Irma Sulistyorini

Que nous prenions le temps de réfléchir à ceux que nous considérons comme nos voisins et à ceux qui nous considèrent comme tels. Que ce soit un temps qui nous invite à avoir le courage d’aimer, de créer de nouveaux liens et de nouvelles relations de proximité avec d’autres personnes, même celles que nous percevons comme improbables, voire impossibles.

Que ce soit également un moment propice à de nouveaux départs, à la prise de nouveaux engagements à agir en solidarité avec les autres, en recherchant leur bien-être. Et que notre Dieu d’amour, qui nous aime tant et qui nous invite à l’aimer dans nos relations avec les autres, avec notre monde, continue à nous mettre au défi, à nous inspirer et à nous guider sur cette voie. 

Amen. 

—Andrés Pacheco Lozano est président de la Commission pour la paix. Originaire de Colombie, il vit à Amsterdam, aux Pays-Bas. Cette ressource est adaptée d’un sermon qu’il a prononcé à l’Iglesia Cristiana Menonita De Teusaquillo à Bogota, en Colombie.