Tom : Nous marchons avec Dieu avec des doutes et des convictions. Doutes et convictions font partie de notre cheminement spirituel. Après tout, comme Hé 11:1 nous le rappelle ‘La foi est une manière de posséder déjà ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités que l’on ne voit pas’. Et comme le dit Paul dans 1 Co 13:12, ‘nous voyons dans un miroir et de façon confuse’. Voilà ce qu’est la foi : doute et conviction coexistent.
Rebecca et moi abordons ce sujet dans des contextes très différents, Rebecca du Kenya et moi du Canada. C’est la meilleure façon d’approfondir nos convictions : être à l’écoute de la Parole de Dieu avec des oreilles différentes et à partir de milieux différents.
Rebecca : Dans ma langue, le mot pour doute est kiawa. Chez les Luos du Kenya, kiawa est utilisé dans une situation où le résultat final n’est pas certain. En l’absence de traduction directe, kiawa signifie simplement ‘peut-être’. Cela peut-être négatif ou positif.
Le doute dépend du contexte. L’expression, jakol kudho (celui qui enlève les épines) a été formée avec kiawa pour souligner le positif, ainsi que pour gommer les aspects négatifs du doute. Jakol kudho s’applique littéralement à quelqu’un qui enlève l’épine qui a percé le pied du voyageur. En tant que concept, ce terme s’applique à un aide, un assistant ou un compagnon.
Dans mon pays, marcher à travers bois et forêts est très courant, surtout en milieu rural. Ce n’est pas une petite marche d’agrément, mais une marche remplie d’incertitudes et de dangers. On peut être attaqué par des marginaux ou des criminels, des membres d’un clan hostile, des serpents venimeux, des animaux sauvages, ou encore blessé par des arbustes épineux. On n’est pas sûrs d’arriver à bon port.
Dans ce contexte, les moindres piqûres d’épines demandent des soins, car généralement elles pénètrent profondément dans la chair. Celui ou celle qui enlève les épines accompagne le voyageur et intervient. Il ou elle est utile, que le trajet soit facile ou dangereux : il ou elle rassure, soutient et guide le voyageur.
Les deux sens du mot kiawa (doute) sont présents dans la traduction de la Bible en Luo. Dans Mt 14:31, Jésus demande à Pierre pourquoi il doute. Ici, ‘doute’ n’a pas de complément. La traduction littérale en Luo est ‘Pourquoi as-tu rajouté le doute ? ‘ C’est une réprimande.
D’autre part, la traduction de ‘doute’ dans Ac 12:11 (l’histoire de l’emprisonnement de Pierre) en Luo est positive : ‘Maintenant, je sais que cela est vrai !’, plutôt que ‘Maintenant, je n’ai aucun doute !’ Les traductions dans Matthieu et Actes s’accordent avec l’usage culturel de ‘doute’ en Luo, qui peut être un blâme ou un compliment.
Pierre est profondément endormi bien que son exécution soit prévue pour le lendemain, et la prison est très bien gardée (Ac 12:6). C’est très étonnant. Est-ce un acte de foi ? Pierre attendait-il tranquillement d’être avec Christ, ainsi que Paul l’écrit dans Ph 1:21 ‘Car pour moi, vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain’ ? Le parcours spirituel de Pierre sur la terre est sur le point de se conclure de manière horrible, mais il dort profondément ! Quelqu’un qui doute de sa destinée ne peut être plongé dans un tel sommeil.
Dans ma tribu (Luo), la manière apparemment paisible dont Pierre attend sa fin, est exprimée par cette phrase : ‘wuoth gi jakok kudho’, qui signifie ‘en marche avec celui qui enlève les épines’. Tout au long, Pierre devait marcher avec jakol kudho, son compagnon et son aide ! Celui qui retire les épines est aux côtés de Pierre, en la personne de la servante Rhoda (v.13), dans le groupe de prière (v.5 et 12), et comme l’ange de Dieu (v.7). Différentes formes de jakol kudho sont parmi nous aujourd’hui, prêtes à répondre à nos besoins si nous voulons bien y prêter attention.
Un écrivain africain, Kwame Wiredu, remarque à juste titre que la philosophie africaine (la pensée) est transmise oralement par les proverbes et le folklore. De même dans les Évangiles, nous trouvons l’utilisation idiomatique des mots ‘oreille’ et entendre’ : ‘Que celui qui a des oreilles […] entende !’ Dans Ac 12:7 et 8, jakol kudho apparait à Pierre, stupéfait, et lui parle. La responsabilité de Pierre est de prêter une oreille attentive et d’obéir : ‘Lève-toi vite […] Mets ta ceinture et lace tes sandales !’ Pierre a suivi jakol kudho (l’ange) vers la liberté, loin de la prison.
Jakol kudho (‘celui qui enlève les épines’) devient une expression proverbiale qui complète le mot kiawa. La possibilité de douter lors de wuoth (marche ou voyage) est remplacée par une conviction empreinte d’espoir.
Avec jakol kudho, kiawa est utilisé dans un sens qui connote une forte conviction. Jakol kudho intervient dans les situations difficiles pour permettre au voyageur de formuler ses questions et de répondre de manière adéquate. C’est ce qui se passe avec le retard de l’exécution de Pierre qui a donné aux frères le temps de prier avec ferveur. L’obéissance totale de Pierre aux instructions données par l’ange (v.7–10) a ouvert la porte vers la liberté. Ainsi, tout voyageur est redevable à jakol kudho lorsqu’il arrive sain et sauf. Il faut une prière fervente ou une communauté spirituelle, et l’obéissance des croyants qui demandent l’intervention de Dieu.
Quand le voyageur—et jakol kudho—se mettent en route, la parenté du voyageur invoque des pouvoirs surnaturels. Ils ne cessent de chanter pour qu’il revienne sain et sauf, après quoi a lieu une cérémonie d’action de grâce. Dans Ac 12, la communauté des croyants, encore sous le choc de la perte de Jacques, prie de manière continue et fervente (avec compassion) pour Pierre. La prière communautaire a une importance primordiale dans notre cheminement spirituel.
L’Église d’aujourd’hui fait face à des forces qui menacent son existence même. Elle est protégée par des systèmes économiques et sociopolitiques qui perpétuent l’hégémonie culturelle au détriment de l’harmonie et du calme. Il nous faut invoquer continuellement Jésus-Christ pour qu’il nous libère par l’Esprit Saint.
Jésus, le plus grand jakol kudho, interviendra toujours, car il intercède pour nous auprès du Père (Hé 7:25).
Passons cette semaine dans la prière de reconnaissance et de supplication. Avec la CMM, Dieu nous a donné un espace de communion. Ce n’est pas le moment d’être critique ou de prendre nos distances.
Dans 1 Co 11:18, Paul met en garde contre les divisions dans l’Église, en particulier concernant des personnes ou des factions qui cherchent l’approbation de Dieu (v.18). Il est bon d’intercéder pour nos frères et sœurs chrétiens qui souffrent à cause de leur foi, comme par exemple les objecteurs de conscience, ceux qui croupissent dans les prisons de la pauvreté, ceux qui sont menacés par la présence envahissante de la laïcité et du radicalisme religieux, etc. Il est temps que notre théologie participe à la construction de la société et de l’économie mondiale pour établir une église mondiale de ‘paix juste’ !
Christ, le plus grand jakol kudho est avec nous, même quand il semble n’y avoir aucune issue. N’oublions pas qu’il fait plus sombre juste avant l’aube ! Avec jakol kudho, les doutes sont des fenêtres qui s’ouvrent sur des convictions. Il est sain de douter, non pour provoquer des divisions, mais plutôt pour nous rassembler pour explorer, examiner et analyser les doutes de manière fraternelle. Le doute fait partie de la foi, car en doutant nous découvrons les questions, et en cherchant, nous arrivons à la vérité. Jakol kudho nous guidera vers la sécurité, loin des prisons gardées (Ac 12:6, v.11, 12 et 17) !
Tom : Rebecca, mes pensées font écho aux tiennes. Pour nous, dans le Nord, le doute est inévitable, et souvent nécessaire et bon, comme tu le dis. Douter, quand c’est être vigilant ou soupçonner de probables fausses certitudes, est une bonne chose. Lorsque nous aspirons à des réponses simples un ‘doute bien orienté’ peut empêcher notre foi de devenir ‘aveugle’ et nos convictions dures et cassantes, incapables de répondre aux questions complexes de la foi et du discipulat. Cette forme de doute est essentielle pour que nos convictions reposent sur la foi et non sur la peur.
Mais il y a aussi des formes de doute qui ont dévasté les églises de l’hémisphère Nord. Permettez-moi d’en nommer quelques-unes :
Bien que nous souffrions de la pauvreté et du racisme dans le Nord, la richesse et les privilèges sont parmi les épines les plus dangereuses. Si la pauvreté et l’oppression constituent une prison pour beaucoup dans le Sud, comme le dit Rebecca, un trop grand nombre d’entre nous sont emprisonnés dans la forteresse de la richesse, des privilèges et du pouvoir. Nous pensons souvent que ce sont des ‘bénédictions’ et, comme Isra√´l, nous transformons Dieu en veau d’or de la prospérité, de la cupidité et de la violence. Nous devrions—non, nous devons—douter d’un tel dieu ! Est-il étonnant que beaucoup aujourd’hui se détournent avec dégoût d’une telle foi et ne veulent rien à voir à faire avec elle.
Connaissance, science, technologie—les prétendues ‘bénédictions’ de notre culture—nous donnent l’illusion d’êtres maîtres de notre propre destin. Évidemment, un Dieu devenu inutile n’a guère d’intérêt, et beaucoup perdent la foi.
Voilà notre monde. Qu’en est-il de l’Église, de notre foi ? Ici, il y a beaucoup plus d’épines. Par exemple, nous confessons que la Bible est la Parole de Dieu. Mais cette conviction peut être ébranlée par la pensée qu’il nous faut être experts pour la comprendre, ou parce qu’il est difficile de se mettre d’accord sur ce qu’elle dit, ou parce que nous sommes scandalisés par la façon dont nous voyons les autres l’utiliser. Pensons aux conflits actuels dans le Nord sur la sexualité. Beaucoup d’entre nous ont cessé de lire ensemble la Bible. Le doute peut facilement amener à l’indifférence, voire au mépris ou à la négligence, et finalement à la perte de la mémoire commune.
Pour certains, la source la plus dommageable du doute est, ironiquement, l’Église elle-même. Notre longue complicité avec l’esclavage, le colonialisme et le traitement génocidaire des peuples indigènes nous hante jusqu’à ce jour. Au cours du siècle précédent, des millions de chrétiens ont tué des millions de chrétiens. En même temps, nous détruisons cyniquement la création de Dieu. Est-ce là le corps du Christ qu’un Dieu d’amour a envoyé pour sauver le monde, et non pour le condamner ?
Nos propres églises peuvent ébranler nos convictions, soit parce qu’elles sont trop fermées et craintives, soit trop ouvertes et audacieuses. Vous avez peut-être même été profondément blessés par un membre de votre paroisse que vous regardiez comme un modèle et un enseignant. Les blessures et les trahisons conduisent trop souvent à une forme de doute qui mine convictions et foi.
Dans de tels moments, il est tentant de pointer les autres du doigt. Mais si je suis honnête, c’est difficile pour moi de croire, d’aimer, de pardonner, de parler de l’évangile, de partager mes biens, de compatir avec ceux qui souffrent, de travailler à la paix et à la justice. Où est la puissance transformatrice de l’Esprit dans ma vie? Ma propre foi est-elle une illusion ? Je deviens moi-même la source de mon doute.
Ces dangers font de notre parcours spirituel autant une lutte pour la survie que n’importe quelle épine ou animal sauvage.
Comment marcher alors, non seulement avec des doutes, mais aussi avec des convictions fermes ?
Concernant la foi, le début d’Hé 11 est réaliste : ‘un moyen de connaître des réalités que l’on ne voit pas’. (v.1). ‘Car nous cheminons par la foi, non par la vue’ nous rappelle Paul dans 2 Co 5:7.
Mais Hébreux insiste également sur le fait que quelqu’un marche avec nous sur ce chemin—Jésus. Nous voyons Jésus (Hé 2: 9), le ‘pionnier de notre foi’, selon Hé 12:2, notre jakol kudho, avec les mots de Rebecca, mis à l’épreuve tout comme nous (Hé 2:14–18).
Certains jours, nous allons tous dans la même direction, chantant les mêmes cantiques, comme ici, lors de ce rassemblement. Dieu soit loué ! D’autres fois, nous trébuchons, nous nous accrochons les uns aux autres pour ne pas tomber ou même, nous nous disputons sur la voie à suivre. Avec Thomas, ce ‘douteur’ célèbre, nous demandons ‘Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ? (Jn 14:5). Vous souvenez-vous de la réponse de Jésus ? ‘Je suis le chemin, la vérité, et la vie’ (v.6). Il est notre pionnier. Jésus est Dieu qui marche avec nous dans les doutes et les convictions. C’est sûrement la conviction la plus fondamentale dont nous avons besoin : non pas tant marcher avec Dieu mais que Dieu marche avec nous !
Dans cette Bible, qui est souvent source de difficultés, Dieu marche aussi avec nous. C’est là que nos espoirs et nos convictions sont ancrées. C’est dans la longue histoire d’Isra√´l et des premiers disciples de Jésus que nous apprenons qu’un Dieu marche avec nous, que le fils de Dieu nous enseigne à marcher, qu’un Esprit nous anime et nous donne de la force, que nous recevons nos convictions concernant notre identité, notre vocation, notre mission. Nous ne pouvons négliger un tel don.
Mais la Bible est Dieu marchant avec nous d’une autre manière aussi. Avec une honnêteté souvent brutale, elle parle de notre propre combat avec les doutes. L’histoire de Job a réconforté d’innombrables personnes aux prises au doute devant une souffrance incompréhensible. Le recueil des psaumes contient des cris de rage, des ressentiments, des lamentations et de la perplexité. ‘Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’, dit même Jésus sur la croix (Ps 22). Souvent ma prière désespérée reprend les paroles du père qui plaide pour que Jésus guérisse son fils. Quand Jésus lui demande s’il croit, il répond ‘Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi !’ (Mc 9:24).
Parfois, notre foi n’est pas beaucoup plus que le doute avoué honnêtement devant Dieu. Mais c’est la foi—une confiance fondamentale au cœur de la plus sombre des nuits !
La Bible n’est pas toujours une carte claire ou une lumière brillante, mais elle est toujours un témoin véridique d’un Dieu solidaire, même quand nous ne voyons rien, nous rappelant que nous ne sommes pas les premiers pour qui la foi est une lutte.
Et l’Église? Bien sûr, l’Église met notre foi à l’épreuve. Après tout, vous et moi en faisons partie ! Cependant, elle est créée par Dieu, elle est l’œuvre de Dieu en devenir, un peuple qui apprend à marcher ensemble. Nous partageons des convictions, et nous partageons des doutes. Quand Paul dit aux Galates qu’ils doivent porter les fardeaux les uns des autres, cela veut dire aussi une foi parfois vacillante. Nous sommes tristes quand les doutes sont écrasants et que la foi s’estompe. Nous nous réjouissons quand la foi devient plus forte. Nous remercions Dieu pour ceux qui ont une forte conviction et une foi solide. Nous avons besoin d’eux dans notre parcours spirituel.
Il suffit de penser aux sœurs et frères du passé, et à ceux qui marchent avec vous. Beaucoup sont ici, à côté de vous, venant de tous les coins du monde ! Ils sont des modèles de témoignage courageux et joyeux, d’amour patient, de pardon à couper le souffle, de passion pour la justice et la paix. Ils vous portent lorsque vous êtes faible, ils vous prennent par la main quand vous ne voyez pas le chemin. Ils incarnent celui qui enlève les épines. Vous êtes le corps de Christ, vous et nous tous ensemble, nous sommes Dieu en marche, avec foi, doute et conviction. Loué soit Dieu !
Rebecca : Nous concluons comme nous avons commencé, avec des versets d’Hébreux :
Redressez donc les mains défaillantes et les genoux chancelants, et pour vos pieds, faites des pistes droites, afin que le boiteux ne s’estropie pas, mais plutôt qu’il guérisse.
Recherchez la paix avec tous, et la sanctification sans laquelle personne ne verra le Seigneur. Veillez à ce que personne ne vienne à se soustraire à la grâce de Dieu ; (Hé 12:12–15)
Amen.
—Rebecca Osiro est pasteure de l’assemblée EFC à Nairobi (Kenya), Église mennonite du Kenya. Elle a été élue vice-présidente de la CMM au cours des réunions du Conseil général de 2015. Tom Yoder Neufeld est professeur mennonite à la retraite et enseignait la théologie biblique à Waterloo (Ontario, Canada).